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pierre le vigan - Page 2

  • Les démons de la déconstruction: Derrida, Lévinas, Sartre...

    Les éditions de la Barque d'Or viennent de publier un nouvel essai de Pierre Le Vigan intitulé Les démons de la déconstruction - Derrida, Lévinas, Sartre.

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan est l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et Le coma français (Perspectives libres, 2023) ou récemment Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne.

     

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    " Les déconstructeurs sont à la mode. Dans le cadre du mouvement wokiste, ils sont sortis des sphères purement universitaires. Ils veulent imposer partout leur opinion (doxa), à savoir que rien n’est stable et que rien ne doit l’être.
    Tout doit être tourmenté et éphémère. ‘’Ni ordre ni beauté’’ pourrait être le mot d’ordre de la déconstruction. Le wokisme se veut vigilance contre toutes les discriminations. Il est en fait refus de toutes les singularités, et négation de toutes les identités. C’est pourquoi le wokisme s’accompagne d’une "culture de l’annulation" (cancel culture), consistant à refuser toutes les transmissions culturelles au motif qu’elles sont ou peuvent être hiérarchisantes ou excluantes. Analyser la déconstruction, c’est porter notre attention sur la matrice d’un mouvement qui veut nous empêcher de poursuivre notre histoire d'Européen. "
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  • Penser la nécessaire révolution conservatrice avec Soljenitsyne...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre Le Vigan cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré aux idées métapolitiques de Soljenitsyne.

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan, qui vient de publier Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne, est également l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et Le coma français (Perspectives libres, 2023).

     

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    Penser la nécessaire révolution conservatrice avec Soljenitsyne

    On connaît le titre d’un ouvrage de Rémi Brague : Modérément moderne. L’ouvrage ne vaut pas seulement par son titre, mais aussi par son contenu, notamment la dénonciation du « tout à l’ego », le règne de l’individualisme et du « quant à soi » (‘’tank à soi’’ dit Brague). Être modérément séduit par le paradigme moderne de la malléabilité infinie de l’homme, et du perfectionnement infini du monde, cela peut aussi se dire comme être modérément progressiste. Mais on peut le dire d’une façon moins réactive. Cela consiste à développer une critique conservatrice de la société actuelle.

    Levons une ambiguïté : cela ne consiste pas à conserver la société actuelle, auquel cas, pourquoi être critique ? Il s’agit de conserver ce qui mérite d’être conservé dans toute société, et que précisément la société actuelle détruit. « Vous ne posséderez rien et vous serez heureux », nous disent les promoteurs de la Grande Réinitialisation (great reset). C’est effectivement le projet ultra-moderne. Le projet des ultras de la modernité du libéralisme du Capital. Il s’agit de supprimer toutes les propriétés, sauf la propriété privée des moyens de production et d’échange (banque, institutions financières). C’est pourquoi  le conservatisme a désormais une tâche révolutionnaire, qui en est l’inverse. Pour sauver les libertés, et notamment les libertés de la personne, et celles d’être propriétaire, il faut mettre fin à la domination de l’économie, et à l’assujettissement aux puissances d’argent. Il faut pour cela restaurer le droit de propriété personnelle, et mettre fin à la propriété qui les détruit, à savoir la propriété privée des grands moyens de production et d’échange. Le choix n’est pas entre étatisation et propriété privée, même si l’étatisation peut être parfois préférable – à condition que l’État soit celui du peuple tout entier et connaisse une circulation des élites –, le choix est entre propriété privée et propriété collective, une nationalisation qui peut être publique sans être étatique, qui peut être une propriété communautaire, une propriété mutuelliste, une socialisation dont l’histoire montre des exemples (la Yougoslavie titiste ne fonctionnait pas si mal dans les années 60-70, le « socialisme de marché » de la Hongrie de la même époque, etc). Autant dire que la révolution conservatrice, pour conserver vraiment ce qui vaut éternellement de l’être, doit être vraiment révolutionnaire. Pour le dire autrement, modérément progressiste ne doit pas vouloir dire modérément socialiste.

    Le choc Soljenitsyne

    Mais notre propos va se situer en amont de cette nécessaire révolution conservatrice. Il s’agit de s’attacher à un tournant de la vie intellectuelle qui a été la réception de Soljenitsyne. Sa pensée et le choc de son témoignage ont fait effet peu de temps après Mai 68. Il en a dégrisé beaucoup du communisme, et de ses différentes variantes, se voulant toutes plus pures les unes que les autres, échappant à la « dégénérescence », à l’entropie. Ceci laisse bien sûr perplexe, tant de décennies après Boris Souvarine et d’autres  (tel Serge Chessin, La nuit qui vient de l’Orient, 1929). Mais beaucoup d’intellectuels de gauche sont restés en chemin, devenus anticommunistes mais restant progressistes (uniquement sociétalement), tandis que d’autres intellectuels devenaient « de droite », c’est-à-dire passaient du communisme frénétique à l’occidentalisme exacerbé, comme si l’addition de deux demi-vérités faisait une vérité. S’agissant des intellectuels sortis du communisme mais restés « de gauche » (comment ne pas mettre des guillemets à des catégories si changeantes ?), ils n’ont pas vu le danger du refus des transmissions, de la négation de notre histoire, de l’oubli de soi, de la négation du « droit des individus et des peuples à la continuité historique » (Bérénice Levet, « Soljenitsyne, penseur des limites », Figaro, 28 novembre 2018). Ces intellectuels n’ont pas remis en cause le refus des héritages, le mépris des continuités. Ils  n’ont pas estimé la valeur des attachements au patrimoine culturel et aux habitudes de sociabilité, ni vu la valeur de l’ « enracinement dynamique », comme l’ont promu Elisée Reclus, Jacques Ellul, Bernard Charbonneau, Murray Bookchin. Pire, ils ont souvent estimé que l’oubli de soi, voire la haine de soi était le meilleur moyen d’éviter les totalitarismes. Ils ont survalorisé l’adolescence et refusé l’idée que les jeunes ont besoin, comme le dit Hannah Arendt, d’être « escortés » dans leur entrée dans la vie. 

    Le contraire d’une erreur n’est pas la vérité

    La leçon de Soljenitsyne était pourtant claire. La société soviétique était fondée sur une privation de liberté (elle ne se résumait évidemment pas à cela mais comportait cet élément fondateur). Mais le contraire d’une erreur n’est pas forcément la vérité. En d’autres termes, la liberté du « monde libre » n’est pas forcément la meilleure des libertés. Elle était même une fausse liberté – une liberté privée de sens. Elle reposait sur une fausse conception de l’homme. Elle était fondée sur une idée mutilée de l’homme. Le message de Soljenitsyne (Discours de Harvard sur « le déclin du courage », 1978) mettait en cause trois tendances qui caractérisent notre Occident, et le font, au sens propre, se coucher.  L’une était notre rapport avec nous-mêmes. C’est-à-dire la question anthropologique. Nous nous refusons à nous-mêmes toute sécurité culturelle, par mépris des permanences, des continuités, des transmissions, par « présentisme » (Pierre-André Taguieff) ou « nostrocentrisme » (Hans Blumenberg), ainsi que par haine du passé.  Deuxième danger : notre rapport à notre civilisation, et aux civilisations en général. Nous croyons que notre identité est d’appartenir au « monde libre », c’est-à-dire non communiste.  (Depuis 1990-91, les choses ont en fait peu changé : nous avons remplacé le monde communiste par « l’axe du mal », les pays « autoritaires », les régimes « illibéraux », ou « populistes » ou « nationalistes » et nous sommes toujours tout aussi persuadés d’appartenir au « camp du bien »). Nous nions nos spécificités culturelles, nos racines, et celles des autres, Nous croyons tous les peuples miscibles dans une « République » conçue comme une enveloppe universelle et non comme une forme historique donnée de la trajectoire de notre peuple. Troisième péril : nous refusons de penser notre rapport à la nature autrement que sur le monde de l’instrumentalisation et de la consommation d’espaces et de ressources.   Nous oublions que nous faisons partie de la nature et que la salir et gaspiller ses richesses, c’est nous salir et nous gaspiller nous-mêmes. Ce n’est pas la planète qu’il faut sauver (elle durera plus longtemps que nous), c’est notre environnement. Voulons-nous avoir encore de la beauté à contempler et acceptons-nous de prendre notre place mais pas toute la place dans le système du vivant ? Autrement dit, appliquons-nous l’écologie à nous-mêmes en tant que partie intégrante du vivant ? Considérons-nous que notre envie de consommation doit avoir des bornes qui sont l’équilibre du vivant et le refus d’épuiser les ressources et les beautés de la planète ? « La domination du libéralisme libertaire, écrit Jean-Frédéric Poisson, désigne l’alliance de deux logiques qui plongent leurs racines dans une philosophie commune : le refus de la limite. Il s’agit d’une part de la contestation de toute forme d’autorité dans son principe et de la volonté de faire primer la liberté individuelle sur toute autre forme de considération, notamment collective et d’autre part, de la domination de la logique de marché et de consommation. » (entretien sur le site de Mayeul Jamin, etsictaitpossible.com, 15 novembre 2016).

    La fin de la loi naturelle et de la décence commune

    Plus de quarante-ans après le discours de Soljenitsyne, on ne peut que constater qu’il a dévoilé le vrai visage de notre monde.  Sa laideur ne se voyait pas encore pleinement, car ce monde était encore en partie enchâssé dans des structures mentales traditionnelles : le culte du progrès n’était pas encore déconnecté du goût du travail bien fait, l’appétit pour la liberté n’avait pas encore signifié la négation des invariants des sociétés humaines (ce que l’on pourrait appeler « la loi naturelle » – celle dont parle Pierre Manent -, ou la décence commune).  Depuis, nous avons fait du chemin. Nous avons avancé… vers l’arrière.   Nous sommes au temps des « hommes creux », comme disait Thomas Steams Eliot en 1925. Des hommes englués dans le présent, sans profondeur temporelle.

    Cet aplatissement du monde et de nos vies renvoie à la domination dans nos sociétés du droit et du marché (dont j’ai tracé la généalogie dans Le Grand Empêchement. Comment le libéralisme entrave nos peuples etdans Le Coma français). Le constat de Soljenitsyne rejoint celui que fera Jean-Claude Michéa. Quand les relations entre les individus relèvent principalement du droit, c’est que l’on ne fait plus appel aux vertus morales et sociales, à la décence ordinaire. De même, plus une société connaît l’ensauvagement, plus l’État se croit autorisé à multiplier les mesures de contrôle et de pistage de la population. Une société sans auto-régulation devient une société policière, une société de surveillance (comme l’a bien montré Guillaume Travers). La juridicisation des rapports humains aboutit à une inflation de droits et de lois. Les unes « microscopiques » concernant par exemple le « squatt dans les halls d’immeuble » : une façon de ne pas affronter le problème de l’économie de la drogue, les autres exorbitantes de toute décence, comme l’extension indéfinie du nombre de semaines de grossesse permettant d’avoir le droit d’avorter, par une mesure falsifiant l’esprit comme la lettre de la loi du 17 janvier 1975 (cf. Tribune collective, « IMG jusqu’au 9e mois pour ‘‘détresse psychosociale’’ : le danger d’un motif imprécis », Figaro, 12 août 2020).

    Omniprésence de la loi  

    Plus il y a de lois, plus une société renonce à produire des limites internes à ses dévoiements. On connaît la formule d’Albert Camus : « Un homme, ça s’empêche. » Plus l’empêchement face aux dérives de comportement relève de la loi et des pouvoirs publics, plus il déserte le cœur de l’homme. Moins on en demande à l’homme, moins il exige de lui-même, et moins il donne à la société. Une société sans autre droit que « le droit du Parti » (communiste ou nazi) est invivable. Mais une société dans laquelle le seul parti est le « Parti des ayants droits » est tout aussi invivable. « Le droit est trop froid et trop formel pour exercer sur la société une influence bénéfique. Lorsque toute la vie est pénétrée de rapports juridiques, il se crée une atmosphère de médiocrité morale qui asphyxie les meilleurs élans de l’homme », note Soljenitsyne. Le droit ne suffit donc pas. Trop de droit contribue même à ce que Cynthia Fleury a appelé « la fin du courage » (Fayard, 2010). Le courage s’exprime quand on se place au-delà du ressentiment, et au-delà des états du droit tel que l’ « état d’urgence ». Le courage est un état d’esprit, et non une procédure juridique. Le courage est une forme nécessaire du lien social qu’aucun pacte juridique ne saurait remplacer. Le courage n’est pas un devoir juridique mais un devoir éthique. Il s’agit d’être fidèle à l’idée que nous avons de nous-mêmes. « Il me semble, écrit Paul-Marie Couteaux, que l’on ne fait des choses sur la terre qu’au nom et en mémoire de ce que nous sommes (…) »  (in Qu’est-ce que la France ? dir. Alain Finkielkraut, Folio-Gallimard, 2007). Vérité profonde qu’exprime de son côté Slobodan Despot de la façon suivante : « Nous faisons plus de bien par ce que nous sommes que parce que nous faisons. » On est courageux – ou pas – pour défendre son identité, et pour survivre physiquement et moralement. D’où l’expression, en désuétude, de « défendre son honneur ». « Une société, écrit encore Soljenitsyne, qui s’est installée sur le terrain de la loi, sans vouloir aller plus haut, n’utilise que faiblement les facultés les plus élevées de l’homme. »  C’est contre cet esprit du temps (Zeitgeist) qu’il faut se dresser, tout comme l’avait fait Hannah Arendt, et des écrivains aussi inclassables que majeurs tels Montherlant, Ernst Jünger, Dominique de Roux.

    Contre la bassesse et la médiocrité

    La force de Soljenitsyne est qu’il n’a jamais réduit le mal au communisme. Le mal n’est pas seulement la cruauté, ou la barbarie, mais est aussi la bassesse et la médiocrité (« En prison pour médiocrité », dit Montherlant). Le mal est ainsi une question qui se pose dans toutes les sociétés.   «  (…) la ligne de partage entre le bien et le mal passe par le cœur de chaque homme […] Au fil de la vie, cette ligne se déplace à l’intérieur du cœur, tantôt repoussée par la joie du mal, tantôt faisant place à l’éclosion du bien. », dit Soljenitsyne dans L’Archipel du Goulag. Il en est de même pour la ligne de partage entre le haut et le bas. Ce qui veut dire qu’il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour avoir à entendre ce que nous dit Soljenitsyne (mais être chrétien n’interdit nullement de le comprendre, voire en donne peut-être une compréhension plus immédiate). En effet, l’homme est-il faillible, est-il susceptible d’être aspiré vers le bas, vers le médiocre uniquement parce qu’il est une créature, inférieure par définition à son créateur ? C’est la vision chrétienne. Tout dépend de ce que l’on appelle créature. On peut très bien considérer que l’homme est une création de la matière, est de la matière complexifiée, un stade supérieur de l’évolution du vivant, et que du reste, le vivant, le cosmos, la matière sont incréés. Le rapport entre créature et créateur est donc sans objet. Dans ce cas, quand on a cette vision du monde, cela ne veut pas dire que l’on pense que l’homme puisse tout se permettre. Cela ne veut surtout pas dire que l’homme n’ait pas à distinguer entre le haut et le bas. Et l’enjeu est d’autant plus fort qu’il se situe en dehors de toute théologie. L’homme doit choisir à partir de lui-même, sans se référer à une instance extérieure. Il n’y a pas de transcendance extérieure à l’homme.  C’est à l’homme de construire sa propre échelle de valeur. C’est précisément dans une vision non désiste du monde, d’un monde auto-créé (ou incréé), que se ressent le mieux la fragilité du vivant, la fragilité de sa beauté, et la responsabilité de l’homme, en tant qu’il est « poussière d’étoile », issu, au sens propre, de la matière  première du monde. L’homme a des devoirs vis-à-vis du monde en tant qu’être de sensation et d’intelligence, à la pointe du vivant. Et donc berger de l’être (Heidegger, Lettre sur l’humanisme, 1947). Berger et médiateur entre la terre et le ciel, entre les mortels et les dieux (les « dieux » n’existent évidemment pas, mais sont les allégories du sacré qui existe dans le monde tel que les hommes le mettent en perspective tant qu’ils sont des hommes. Pour le dire autrement, quand l’homme ne produira plus de sacré, il aura cessé d’être un  homme, hypothèse que l’on ne peut nullement exclure. Dés lors, quand l’homme est mort, tout est permis).

    C’est précisément parce que nous faisons partie du cosmos  que nous sommes en devoir de tracer des limites, et de nous tracer des limites. « Tout est possible », pensent les Modernes, et, au premier rang d’entre eux, ceux qui croient avoir découvert une vérité universelle : l’existence d’une race supérieure, d’un peuple élu, ou d’une idée rédemptrice comme le communisme. « Tout ce qui est possible n’est pas souhaitable », pensent au contraire les antimodernes. Si le possible nous abaisse, il faut lui tourner le dos. Plus d’accumulation pour plus d’uniformisation, ce n’est pas le bon chemin. Il faut préserver notre environnement – rien d’autre que le cosmos – de nos appétits de toujours plus de croissance. Athéna n’était pas seulement une déesse de la guerre. Elle était aussi une déesse des limites dans la guerre : ni pillage ni massacres gratuits. Refus de l’hubris. « Celui qui reconnaît consciemment ses limites est le plus proche de la perfection », dit Goethe.

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 19 avril 2024)

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  • Comment le libéralisme est devenu un « anti-conservatisme »...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Pierre le Vigan, cueilli sur le site de la revue Éléments et consacré aux mécanismes du « néo-libéralisme » contemporain et de son aboutissement, l’État autoritaire et policier.

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan, qui vient de publier Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne, est également l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et Le coma français (Perspectives libres, 2023).

     

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    Comment le libéralisme est devenu un « anti-conservatisme »

    Depuis les années 1970, on parle volontiers de néo-libéralisme. On désigne généralement par là un nouvel âge du libéralisme qui apparaît avec les gouvernements Thatcher en Grande Bretagne, et la présidence Reagan aux EUA. Ce néo-libéralisme prend une dimension particulière en Europe, et singulièrement en France.  Il s’agit de réduire la part du secteur public et de diminuer la place des services publics, d’introduire partout la concurrence du privé, de dénationaliser (surtout en France), et de « responsabiliser » (sic) les citoyens en mettant fin à l’État-providence (en fait un État protecteur). Il s’agit aussi, en France, de sortir de la planification, pourtant indicative, de l’époque gaulliste et pompidolienne, et d’en finir avec toute politique forte de l’État comme l’aménagement du territoire. La philosophie de ce néo-libéralisme se résume fort bien par la formule de Thatcher : « La société n’existe pas ». Il n’y a donc que des individus. Et de ce fait, il n’y a qu’une politique possible, celle qui prend seulement en compte les intérêts des individus. « There is no alternative » (TINA). 

    Les analystes sont désorientés par rapport à ce néo-libéralisme. S’agit-il d’un durcissement du libéralisme ? De la conséquence de sa mondialisation ? Ou d’un dévoiement du libéralisme ? En ce sens, le libéralisme serait globalement bon, mais c’est l’ultra-libéralisme qui serait critiquable.   Reste que le constat quant aux mesures de recul des services publics et de désengagement de l’État est exact et que le néo-libéralisme s’est senti pousser des ailes à partir du moment où le bloc soviétique s’est effondré en 1989-90. Donc  à partir du moment où le monde est devenu unipolaire, ce qui est de moins en moins vrai depuis les années 2010 et plus encore depuis que Russie et Chine ont été poussées à se rapprocher face à la stratégie agressive des EUA et de leurs satellites (dont, très regrettablement, notre pays).

    Un libéralisme 2.0

    Pour autant, les explications sur la nature de ce néo-libéralisme ne sont pas pleinement satisfaisantes.  L’hypothèse que nous formulons est que le libéralisme n’a pas changé de paradigme mais affronte la réalité de manière différente. En ce sens, il nous parait pertinent de parler, plutôt que de néo-libéralisme, de passage d’un libéralisme de type I à un libéralisme de type II. Le libéralisme de type I postulait, avec Adam Smith, que l’individu recherche naturellement son intérêt et que cette recherche aboutit au bien commun sans que l’individu ait à chercher ce dernier. « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais plutôt du soin qu’ils apportent à la recherche de leur propre intérêt. Nous ne nous en remettons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme. » (Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776). Certes. Mais les libéraux ont constaté que les hommes ne se contentent pas de rechercher leur intérêt individuel. Ils aiment à se regrouper, à défendre ensemble non seulement leurs intérêts mais leur façon de voir, leur conception du travail bien fait, leurs idéaux, leur façon de vivre, etc. Les gouvernements ont du reconnaître cette aspiration, sans quoi ils se coupaient des forces vives du pays. Napoléon III reconnaît le droit de grève en 1864, la IIIe République reconnaît le droit de créer des syndicats en 1884.  Une partie du patronat s’occupe du logement ouvrier, notamment avec le 1% patronal devenu le 1% logement (réduit à 0,45% de la masse salariale depuis la vague du néo-libéralisme). Surtout, un compromis social se développe dés les années trente et pendant les trente glorieuses. C’est ce que l’on a appelé le « fordisme ». Il s’agit, sans remettre en cause le capitalisme, à savoir la propriété privée des moyens de production, d’aller vers un partage du produit national plus favorable aux salariés, et d’introduire des protections sociales. Aussi bien le Front populaire que, en partie, le régime de Pétain (dans des circonstances évidemment peu favorables au progrès social), et ensuite le Conseil National de la Résistance s’inscrivent dans cette perspective (retraite des vieux travailleurs, sécurité sociale, congés payés, accords collectifs par branche économique, etc). Ce « fordisme » (dont le principe était que les employés de Ford puisse s’acheter une voiture Ford pour développer le marché) s’accompagne d’une politique économique dite keynésienne (ou néo-keynésienne) que l’on peut résumer par l’existence de forts investissements publics et un État stratège. Industrie forte, développement du marché intérieur, situation proche du plein emploi (donc favorable aux hausses de salaire) caractérisent ce fordisme.

    La fin du compromis social ?

    Or, depuis le tournant des années 1970-80, cette tendance s’est inversée. Les dépenses publiques pour la collectivité décroissent, se concentrant sur des aides aux entreprises pour compenser la baisse de leur taux de profit, aux nationalisations succèdent les privatisations, les salaires sont désindexés par rapport à l’inflation, à l’aide à la pierre (à la construction de logement) succède l’aide personnalisée (individualisée) au logement (APL), dont la conséquence est que le logement social devient le logement des très pauvres et non plus celui de l’ensemble des classes populaires et moyennes, etc. La monnaie nationale a disparue. Privé de politique monétaire, l’État est aussi interdit de tout protectionnisme par l’Union européenne. Chômage de masse et désindustrialisation se développent jusqu’à ce que l’industrie passe du quart de notre PIB il y a 40 ans à moins de 10 %.  Sans être la seule cause de l’échec de l’intégration, cette désindustrialisation y contribue fortement. Aux ateliers ont succédé les « barber shop » et autres « nails » (ongleries). L’immigration est de plus en plus massive, et largement extra-européenne, et  son imaginaire est colonisé par la sous-culture américaine, celle-ci prenant aussi, au final, possession du cerveau des autochtones. Et cette immigration pèse sur les salaires à la baisse tout en favorisant par les aides sociales une consommation de produits bas de gamme importés. Si la part des prélèvements publics dans le produit intérieur brut atteint des niveaux-records, cela est constitué en bonne part de prélèvements et redistribution faits par un État obèse plus que stratège.   Signe qui ne trompe pas : le partage des revenus entre le capital et le travail se déplace de quelque 10 % du PIB en faveur du capital.  C’est l’inversion du modèle fordiste.

    Une dérive autoritaire et coercitive

    Dans le même temps, depuis Hollande et Macron (qui était un des proches collaborateurs du précédent), les lois liberticides et les mesures arbitraires du même ordre se sont multipliées à un degré étonnant. Criminalisation de spectacles humoristiques (Dieudonné), lois anti-terroristes au nom desquelles de multiples attentes aux libertés sont possibles, interdiction non seulement de meeting, mais de colloques ou d’hommages, suppression d’aides à la presse pour des journaux qui ne plaisent pas au pouvoir, interdiction d’événements en fonction des propos qui « pourraient être tenus », toutes mesures extravagantes au regard des principes généraux du droit, mais qui passent dans la mesure où l’éducation a parcellisé les savoirs et rendu rare la culture historique et toute vision d’ensemble au profit de la « cancel culture » et du « wokisme ». 

    La dernière en date de ces mesures liberticides est la criminalisation de propos privés (cf. Eric Delcroix, « Une nouvelle loi liberticide contre l’identité française », Polémia, 12 mars 2024).  Nombre de ces mesures ont été  expérimentées grandeur nature à l’occasion de la crise si bienvenue du Covid (couvre-feu, confinement, assignation à résidence, obligation de pass vaccinal pour la plupart des activités, flicage généralisé de la santé). Le prétexte climatique, la guerre à nos portes servent de prétexte pour amplifier toujours plus ces privations des libertés essentielles, notamment d’expression. On peut parler d’une véritable éducation à la privation des libertés. Un seul droit tend à subsister : la liberté de consommer.  Le lien entre ces mesures et le libéralisme n’est, pour beaucoup, pas évident. Dérapages de Macron ? Acharnement liberticide passager ?  C’est pourtant bien dans la logique du libéralisme qu’elles s’inscrivent. Explications.

    Le libéralisme a été bousculé dans les années trente. Apparition de nouvelles valeurs autres que le progrès matériel, telles le patriotisme social et la solidarité nationale, néo-corporatisme, réflexions sur la nécessité d’une économie dirigée, tentations et tentatives planistes, plafonnement des dividendes dans l’Allemagne nationale-socialiste, création de l’Institut pour la Reconstruction Industrielle en Italie fasciste (1933), New Deal américain (mais il échoue en grande part, et les EUA ne sortiront de leur grave crise économique que par la guerre de 1941), de nombreuses politiques sont menées, partout dans le monde, qui rompent avec l’orthodoxie libérale.

    Les théoriciens de libéralisme réagissent très mal à cette tendance. Ils analysent les mises en place de l’économie dirigée, organisée (sinon organique, avec de nouvelles corporations) comme quelque chose de proche du socialisme, qui constitue pour eux l’abomination absolue. En 1938, à Paris, salle du Musée social se tient le colloque Lippmann. Des économistes tels l’Autrichien Ludwig von Mises ((1881-1973), l’américain Walter Lippmann (1889-1974), le Français Louis Rougier, épistémologue et historien, critiquent radicalement l’intervention de l’État dans l’économie. Fascisme, national-socialisme et socialisme bolchévique dont pour eux des formes du totalitarisme. Seule la plus complète liberté économique garantit contre ce totalitarisme. L’Américain Milton Friedman (1912-2006), Friedrich von Hayek (1899-1992), un Autrichien comme Mises, font partie de ce courant d’idées, Wilhelm Röpke (1899-1966), père de l’ordo-libéralisme, est quelque peu en marge de ce courant mais il partage son hostilité au nationalisme économique.

    D’un totalitarisme, l’autre…

    Von Mises est en pointe. Auteur d’un livre sur Le socialisme (1919), et de nombreux livres après la guerre, sur Le chaos du planisme (1947), sur La mentalité anticapitaliste (1956), il critique le nationalisme économique, les socialismes et l’école historique allemande (l’ancienne, inspirée de Friedrich List, et la jeune école historique allemande, dont le plus éminent représentant est Werner Sombart, auteur de nombreux ouvrages majeurs, dont Le socialisme allemand, 1934). Après la défaite des régimes de troisième voie, c’est encore autour de Ludwig von Mises que se créera la Société du Mont Pèlerin en 1947. Les thèses de ces libéraux vont aller très loin. Ils partent d’une critique du totalitarisme. Leur analyse va toutefois mener à un autre totalitarisme que celui des années trente. Le néolibéralisme débouche sur un néo-totalitarisme. Nous allons voir comment.

    Walter Lippmann fait le constat que nous nous sommes d’abord situés dans un cosmos, avec les Grecs. Ensuite, nous nous sommes vus comme habitants  un monde créé par Dieu, dans un état de dépendance par rapport à une loi qui nous dépasse. Ensuite, et c’est l’époque actuelle, nous nous voyons comme créateur de nous-mêmes. Or, notre espèce n’est pas adaptée à l’environnement que nous avons-nous-mêmes créé, le monde de la concurrence de tous avec tous, le monde de la compétition mondiale. Dans ce monde, il faut viser l’efficacité maximum. Problème : Walter Lippmann pense que cela n’est possible que par un gouvernement des experts. Tout le contraire de la démocratie. C’est ici que se trouve la genèse du libéralisme de type II.

    Socialisme, économie dirigée, existence des syndicats, avancées sociales collectives, tous ces phénomènes enjambent la deuxième guerre mondiale et s’amplifient après 1945. S’ajoute l’impact de l’existence de pays « socialistes » à l’est de l’Europe (même si leur capacité de séduction s’avère vite limitée, voire devient un repoussoir – Berlin 1953, Budapest 1956, Prague 1968).  Dans tous les cas, cela montre que les peuples ne sont pas murs pour une société saine, vraiment libérale, sans béquilles sociales, sélectionnant les meilleurs sans état d’âme quant aux sorts des moins performants. Les peuples veulent une société plus solidaire. Il va falloir que cela change.

    Ainsi, le libéralisme de type I a cru qu’il suffisait de faire comme si l’homme était mu par ses intérêts pour que la société évolue dans le bon sens. Mais des réflexes collectifs resurgissent. L’homme est incorrigible. La notion même de peuple, du reste, est anti-libérale. Le libéral dit : il n’y a pas de peuple, il y a des gens qui contractent librement entre eux. Ainsi raisonnent les libéraux. Il faut donc changer l’homme. Il faut que l’homme devienne strictement un individu, et cesse d’être une personne encastrée dans un monde commun. Il faut libérer l’économie de la société, et faire le contraire de ce que préconise Karl Polanyi. La « société » doit devenir un marché. Ce qui se déploie est alors, au nom du libéralisme, un projet de transformation anthropologique. L’homme doit devenir « entrepreneur de lui-même ». C’est ce qu’a bien vu Michel Foucault en 1979 (cours « Naissance de la biopolitique »). Ce projet va au-delà de la marchandisation du monde, note Michel Foucault d’une manière d’autant plus convaincante qu’il n’est pas un critique acharné de cette évolution qui lui parait, à certains égards et sous certaines conditions, émancipatrice. Il s’agit de faire fructifier son « capital humain », comme l’explique Gary Becker (1930-2014). Les compétences de chacun sont vues comme un capital, de même que le capital relationnel de chacun (Bourdieu ne dira pas le contraire). Optimisation requise de notre capital humain, de notre temps (plus le temps de flâner et de méditer), de nos relations. Il faut s’adapter (Barbara Stiegler) « dans un monde qui bouge ». Il faut « avancer » (vers l’arrière ?) et ne pas rester accroché à de « vieux schémas ». Il faut être compétitif « à l’international ».  

    L’individualisation de tous les enjeux

    Cette évolution, qui fait que nous devons nous mettre en valeur et nous vendre nous-mêmes sur le marché, y  compris le marché des désirs (Michel Clouscard), Michel Foucault l’appelle nouvelle « gouvernementalité ». C’est le gouvernement par l’individualisation de tous les enjeux. C’est ce qui explique que tout se traduit dans le langage des droits.  L’avortement, qui est une question morale, mais aussi démographique car il en va de la natalité de la nation, est considéré sous le seul angle d’un droit individuel, et d’un droit de la femme, comme si l’homme n’était jamais concerné (quid de l’avortement dans un couple marié ?). De même, la société de surveillance, l’installation de caméras et la reconnaissance faciale sont présentés non comme des mesures totalitaires mais comme un « droit à la sécurité ». Habile processus d’inversion.

    Le libéralisme classique, de type I,  consistait à exploiter ce que le travailleur a, ce qu’il possède, sa force de travail avec un certain niveau de qualification et d’énergie, le libéralisme de type II consiste à exploiter et à transformer ce que le travailleur est. Nous sommes passés de la domination du Capital sur l’avoir à la domination sur l’être. Le libéralisme classique est donc devenu un libéralisme de transformation anthropologique. L’aliénation par la marchandise est le vecteur de cette transformation dont le but est de transformer l’homme en auto-entrepreneur de lui-même se vendant comme marchandise. « Avec le néo-libéralisme, il s’agit de transformer ce que nous sommes », note Barbara Stiegler. Auto-entrepreneur cherche preneur. Transformer ce que nous sommes, c’est nous rendre toujours plus liquides et toujours plus interchangeables. Il s’agit de transformer le rapport que l’individu entretient avec lui-même, indique Pierre Dardot (P. Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, 2009 et Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, 2016). Mais ce « néo-libéralisme » n’est que le libéralisme reprenant son projet, voyant les résistances de l’homme à l’individualisation totale et rehaussant ses ambitions jusqu’à vouloir changer l’homme lui-même pour le rendre conforme à la théorie.  C’est ainsi qu’il faut voir le projet wokiste de suppression de toutes les essences (héccéité = ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est et pas autre chose) de genre, d’ethnie, de métier, etc. C’est pourquoi le wokisme, avec la cancel culture  est un marqueur du libéralisme de type II. Rendre liquide l’homme, le fluidifier, c’est expliquer que l’homme auvergnat peut devenir une femme birmane, voire quelque chose de plus flou puisqu’il n’y a pas de frontière d’espèce entre l’homme et les animaux. Dans cette perspective, la notion d’origine, de racines, d’identité n’a plus aucun sens, et il devient évidemment inimaginable de trouver un seul argument contre l’immigration de masse et plus généralement l’uniformisation du monde. Un déracinement ? Mais puisqu’on vous dit que l’homme est ce qui n’a pas de racine et pas de substance (ce que les Grecs appellent ousia). Le néolibéralisme isole et autonomise en même temps. C’est pourquoi il amène non pas à l’adhésion à une communauté nationale, à un partage du sens, à un horizon de projet,  mais aux communautarismes repliés sur eux-mêmes.

    Le libéralisme ultime

    Tel est donc le néolibéralisme ou bien plutôt le libéralisme de type II. On peut aussi parler  de libéralisme ultime. C’est le libéralisme du « dernier homme » (Nietzsche). Ce n’est pas seulement une doctrine économique visant à supprimer les services publics et le secteur public. Ce n’est pas seulement une doctrine visant à diminuer les interventions de l’État dans l’économie. Du reste, l’État ne cesse d’intervenir dans l’économie pour soutenir les très grandes entreprises et les banques. Ce qui a disparu, c’est l’État stratège au service d’objectifs nationaux et plus généralement d’une certaine idée du bien commun. La seule stratégie de l’État consiste à sauver un capitalisme de plus en plus financier (fusion du capital bancaire et du capital industriel, le dernier étant sous la domination du premier), et à faire remonter son taux de profit. C’est une opération vitale car le capitalisme est de moins en moins lié à des activités productives, et dépend de plus en plus d’activités parasitaires (production de vaccins inutiles et mêmes dangereux, viande artificielle, etc).

    En ce sens, le capitalisme est devenu une entrave à une autre orientation, à un autre développement possible des forces productives – contradiction qu’avait vu Marx dans ses grandes lignes. C’est pour sortir de cette contradiction  d’un système qui est devenu de plus en plus parasitaire (d’où le déclin de l’industrie dans la « richesse » nationale, « richesse » de plus en plus factice) que le libéralisme ultime, de type II a entrepris, jusqu’ici avec succès, une révolution anthropologique parfaitement diagnostiquée par Jean-Claude Michéa, et déplorée, dans un registre plus sensible et esthétique, par Pier Paolo Pasolini (Écrits corsaires) dés la fin des années 1960, alors que pourtant, l’opération néolibérale de mutation de l’homme n’en était qu’à ses débuts.

    L’État fort quant à ses fonctions régaliennes disparaît donc, et c’est moins une impuissance subie qu’une stratégie. Car, dans le cadre de sa volonté de révolution anthropologique, l’État n’a jamais été aussi présent et, pour être précis, aussi inquisiteur. Comme l’avait fort bien vu Carl Schmitt (Légalité et légitimité, 1932), seul un État fort peut éviter un État total. C’est l’État faible qui s’étend à tous les domaines de la vie, supprime la distinction vie privée/vie publique et devient un État total. Cet État total peut aussi être dit  État totalitaire. Les lois récentes de l’État français et les discours officiels de tétanisation des oppositions – discours qui, malheureusement, ne fonctionnent pas si mal – le montrent : il s’agit d’instaurer un régime de la peur couplé à un régime de délation de tous par tous (vis-à-vis des supposés pro-Poutine, des non vaccinés et non vaccinolâtres, de ceux qui, tout en refusant le racisme, ne le poussent pas jusqu’à la haine de soi, ce qui est un auto-racisme, etc).

    Interventionnisme étatique et insécurité culturelle

    L’État du libéralisme est donc plus interventionniste que jamais (Dossier « Macronisme autoritaire : la dictature en marche », Éléments 206, février-mars 2024). S’il n’est pas stratège au bon sens du terme, au sens où plaident Henri Guaino ou Jacques Sapir dans le domaine économique, l’État du libéralisme ultime a bel et bien une métastratégie. C’est la transformation de l’homme en individu liquide, dans une société elle-même liquide (Zygmunt Bauman), totalement manipulable par le Capital. Un individu soumis en outre à de perpétuelles accélérations sociétales.  L’individu ainsi façonné est l’opposé de la personne humaine considérée dans ses appartenances et ses héritages culturels. L’un des moyens de cette révolution anthropologique libérale est la colonisation des imaginaires (Naomi Klein, Serge Latouche). Aussi, cette révolution libérale est-elle un anti-conservatisme radical. Imposé de manière totalitaire. L’insécurité culturelle est la méthode du libéralisme pour prendre l’homme dans ses phares aveuglants, tel un lapin au bord d’une route. Il faut  opposer à l’entreprise néolibérale non pas un impossible « libéralisme conservateur » mais une révolution conservatrice. Celle-ci, pour être efficace, ne peut être seulement antilibérale. Elle doit être anticapitaliste et donc viser à la socialisation des grands moyens de production et d’échange. On aura remarqué que la logique de la société actuelle est de rendre impossible toute propriété privée (de son logement, de sa voiture, d’un terrain, etc). En dehors des biens mobiliers de l’oligarchie, l’objectif du libéralisme ultime est de ne garder que la propriété  privée des moyens de production et d’échange. C’est bien entendu le moyen d’empêcher les classes populaires d’accéder à la classe moyenne et de détruire cette même classe moyenne.

    Il faut faire tout le contraire. Permettre l’accession à la propriété de ce qui permet une transmission culturelle (maisons, logements, livres papier et non tablettes numériques…) et socialiser les grands moyens de production et  d’échange.  Si le pouvoir appartient pour l’heure à l’État du libéralisme liquidateur, il faut tout faire pour que le peuple comprenne que la puissance lui appartient. La source durable de tout pouvoir, c’est la puissance populaire. Si l’État est légal, seule la puissance populaire est légitime. Mais une révolution économique, sociale et politique, aussi nécessaire soit-elle, prend toute sa force en fonction d’une vue du monde. C’est aussi le sens du beau qui doit nous guider. La beauté peut avoir plusieurs visages mais certainement pas n’importe lesquels. Konrad Lorenz remarquait :  « Le devoir vital de l’éducation est de fournir à l’être qui se développe un fond suffisant de données factuelles qui lui permette de juger des valeurs du beau et du laid, du bon et du mauvais, du sain et du pathologique et de les percevoir. La meilleure école où l’enfant peut apprendre que le monde a un sens est le contact direct avec la nature. Je ne peux pas imaginer qu’un enfant normalement constitué qui a la chance d’être en contact étroit et familier avec les êtres vivants, autrement dit avec les grandes harmonies de la nature, puisse ressentir le monde comme dénué de sens». On ne saurait mieux dire.

    Pierre Le Vigan (Site de la revue Éléments, 19 mars 2024)

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  • Relire Clausewitz et penser la guerre...

    Vous pouvez découvrir ci-dessous l'émission Passé présent de TV Libertés, diffusée le 12 mars 2023 dans laquelle Guillaume Fiquet reçoit Pierre Le Vigan pour évoquer la guerre, constante de l'histoire, pensée par Clausewitz, qui plus que jamais se rappelle à nous.

    Philosophe et urbaniste, Pierre Le Vigan, qui vient de publier Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne, est également l'auteur de plusieurs essais comme Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et Le coma français (Perspectives libres, 2023).

     

                                          

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  • Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne...

    Les éditions Perspectives libres viennent de publier un court essai de Pierre Le Vigan intitulé Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne. Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022), La planète des philosophes (Dualpha, 2023) et Le coma français (Perspectives libres, 2023).

     

    Le Vigan_Clausewitz, père de la théorie de la guerre moderne.jpg

    " La guerre est là. Tout près. En Ukraine, au Proche-Orient, en Arménie. Et demain ? La guerre fait partie des constantes de l’histoire. Des intérêts
    économiques, territoriaux et symboliques sont en jeu. Au sein desquels les montées aux extrêmes sont possibles. Pour la cohésion de la nation, la guerre est l’épreuve de vérité. Tout cela, Clausewitz l’a pensé. Officier, théoricien et historien de la guerre, Carl von Clausewitz a vécu les guerres de la Révolution et de l’Empire. Il a vu la collaboration des élites allemandes avec Napoléon. Si depuis, les moyens de destruction ont été multipliés, les constantes politiques liées à la guerre subsistent. C’est ce que montre l’auteur de cet essai sur l’actualité de Clausewitz, penseur de la guerre. "

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  • Le coma français...

    Les éditions Perspectives libres viennent de publier un essai de Pierre Le Vigan intitulé Le coma français.

    Urbaniste, collaborateur des revues Eléments, Krisis et Perspectives libres, Pierre Le Vigan a notamment publié Inventaire de la modernité avant liquidation (Avatar, 2007), Le Front du Cachalot (Dualpha, 2009), La banlieue contre la ville (La Barque d'Or, 2011), Écrire contre la modernité (La Barque d'Or, 2012), Soudain la postmodernité (La Barque d'or, 2015), Achever le nihilisme (Sigest, 2019), Nietzsche et l'Europe (Perspectives libres, 2022) et La planète des philosophes (Dualpha, 2023).

    Le Vigan_Le coma français.jpg

    " Notre pays va mal. Il claudique mais avance vers plus de nihilisme. Comme nous étions montés haut, la chute est longue. Si « Jusque-là, ça va »
    l’atterrissage se devine brutal. Nous commençons à être éparpillés façon puzzle passant d’un tout à un tas. Ayant abandonné toute confiance en nous comme corps social et historique, nous singeons les dérives américaines : « wokisme » ou « cancel culture ». Nous nous sommes vautrés dans une société sans éthique et sans esthétique. Il faut faire ce constat avant de réfléchir aux remèdes. Il faut redonner le pouvoir au peuple. Faire une révolution démocratique. Mais cela suppose la vertu civique et une rupture radicale avec la domination capitaliste sur le peuple de France. "

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